- Laurent Derobert, artiste
Les incrémentations du chemin – n°1
En octobre 2021, j’entrai en résidence à l’institut Bergonié avec l’idée d’y développer une algèbre existentielle des instants que j’y observerais.
Une algèbre fidèle à son origine (l’algèbre est historiquement science des fractures), arpentant les écarts entre les êtres et mondes pour en chercher une expression rigoureuse et sensible. Trois jours et trois nuits, je sillonnais, observais, questionnais, tentais une mathématique des vies qui s’offraient par moments au regard, à l’écoute. Mais je perçus vite l’aporie : si l’algèbre est restauration de ce qui s’est brisé, elle est vaine face aux vies brisées à jamais. Plutôt qu’une algèbre je cherchais alors une voie en géométrie. Une géométrie dans l’espace, ou plutôt une géométrie du temps dans l’espace, qui dise le temps des âmes tressé à celui des astres. Et de là proposer une pièce de mémoire individuelle et collective, au cœur et à la cime de l’Institut Bergonié (l’ancien bloc opératoire du dernier étage central). Une pièce où se dessinerait délicatement comme une constellation des jours sublimes de nos vies. Mais avant d’en préciser les contours, quelques mots sur les chemins qui m’y ont conduit.
Time is out of joint. L’expression d’Hamlet me revenait sans cesse dans l’enceinte de Bergonié. Un temps disjoint, sorti de ses gonds, renvoyant à une césure inouïe entre le rythme des horloges et celui des âmes. Les confidents me disaient l’éternité des minutes en salle d’attente, l’infime des décennies, le temps rompu à l’instant de l’annonce. Comme si l’élasticité du temps, connue relativement par tous, trouvait sa valeur infinie dans les murs de l’hôpital, absolue désarticulation entre le mouvement des montres et celui des hommes. J’espérais les réarticuler, le temps des astres avec celui des êtres.
Puis le livre de mémoire de la salle de recueillement où se confiaient les proches des disparus me renversait. Ses pages émues évoquant souvent un jour, une heure dans la vie du défunt qui avait comme exprimé le fonds de son âme dans la mémoire de son ami, sa fille, son père, sa sœur. Un livre de jours qui disaient des vies. J’espérais un livre où l’on puisse confier de notre vivant les jours de nos vies.
Au terme de la seconde nuit, j’allai au bloc désert et désarmé du 7e étage, pour voir poindre à l’horizon les premiers rayons du soleil. A 8h05 il se levait et sa lumière frappant un petit miroir négligemment posé se reflétait en un petit cercle qui cheminait au plafond, lentement, comme un écho de la course de l’astre. Je me souvenais alors des travaux d’Athanase Kircher, ce dernier homme à tout savoir qui, combinant la science des miroirs et celle du mouvement des étoiles, avaitdéveloppé un cadran solaire à réflexion indiquant les jours et les heures par le reflet du soleil sur une voûte savamment annotée.
J’imaginais alors le bloc comme une chambre poétique de mémoire, où la course du soleil, réfléchie par deux infimes miroirs savamment scellés, révèlerait aux murs et plafonds les jours sublimes délicatement signés.
A peine perceptible, une constellation de points symboliserait des jours confiés, dont la nature serait consignée dans un recueil, et que le reflet du soleil ferait scintiller en leurs anniversaires. Ce recueil serait mémoire des Jours de celles et ceux, personnels et patients, qui voudraient les confier. De leurs ‘Jour des jours’, celui qui donne le nord dans le cours de nos existences (sans en prédéterminer la teneur, certains confiant une naissance, une promesse, un adieu). L’étalon des nuances de nos vies.
Ce livre des Jours, recueil d’instants intimes et suspendus, placé sous le ciel peint des constellations qu’il dessine, serait à jamais ouvert à de nouveaux fragments, à de nouvelles étoiles de la mémoire individuelle et collective.
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Invitée à l’Institut Bergonié, centre de lutte contre le cancer situé à Bordeaux, la performeuse vocale Violaine Lochu s’intéresse aux différents types de discours et aux gestes qui gravitent autour du corps des patients.
Les discours, en se superposant, se complétant, se contredisant parfois, tissent une trame langagière et gestuelle spécifique à l’univers du soin : discours médical (médecins, spécialistes, parfois peu accessibles au patient), discours de médiation (infirmières, psychologues, hypnothérapeutes…), discours réflexif du patient lui-même, discours projectif de ses proches, discours « autres » (personnel de l’hôpital par exemple). Comment les corps des patients et des patientes entrent-ils en résonance avec ces différents niveaux de discours ? Quel type de corps tel ou tel discours produit-il (dimension performative) ? Violaine Lochu observe et documente les différents gestes de soin réalisés par des brancardiers, infirmières, aides-soignantes, kinésithérapeutes et médecins qui sont en relation directe avec le corps des patients. Dans quels rapports ces discours et ces gestes coexistent-t-ils (contradiction, inhibition de l’un par l’autre, déni, déploiement simultané…) ?
La première étape de la démarche de recherche poursuivie par Violaine Lochu a ainsi consisté à mener une série d’entretiens auprès de différents acteurs de l’hôpital (patients, soignants, familles, bénévoles, personnel administratif et paramédical…). L’artiste envisageait de créer une performance incarnée par elle-même, à même de rendre compte – nécessairement subjectivement – de cette pluralité. Détournement, recomposition, effacement, superposition… Autant de voies formelles pour tenter de créer de nouveaux récits, de nouveaux modes de langages, de nouvelles manières d’appréhender les corps dans une recherche d’« empowerment » (redonner du pouvoir sur) et de réinvention.
Suite à cette première expérience et aux échanges avec Vanessa Desclaux et Arnaud Théval, Violaine Lochu a précisé son souhait d’engager des discussions avec des patients et des patientes, quelque que soit là où ces personnes en sont dans leur parcours de soin. La conversation amènerait chacune d’entre elles à parler de son expérience de la maladie, la manière dont celle-ci a bouleversé leur rapport à leur vie passée, présente et future. Il s’agirait de penser la maladie comme une expérience de transformation sur le long terme plutôt que comme événement bref. En cela remettre en question les notions de rémission et de guérison. Les volontaires (hommes ou femmes) pour participer au projet seraient amené.e.s à parler de tous les sujets en lien avec le cancer, incité.e.s à l’association libre. Violaine Lochu, qui a souffert d’un cancer, s’intègrerait aussi à ce groupe. Ces conversations seraient retranscrites sous la forme de dessins, proche de cartographies mentales.
Violaine Lochu concevra une performance à partir de ces différentes conversations.
Lien vers le site de Violaine Lochu
« Crabe chorus »
Vendredi 23 juin de 7h à 17h, divers lieux à l’Institut Bergonié
Performance proposée dans le contexte du programme Culture & Santé suite à la résidence « 3 jours et 3 nuits » réalisée en 2022
Artiste plasticienne et chanteuse, Violaine Lochu a été invitée en 2022 dans le cadre d’une résidence « 3 jours et 3 nuits » à l’Institut Bergonié. Cette invitation a été proposée conjointement par Arnaud Théval et Vanessa Desclaux, curatrice indépendante et chercheuse en art, en écho à une série d’œuvres réalisées en 2018 par Violaine Lochu, en lien étroit avec son expérience d’un cancer.
Dans le cadre de son immersion à l’Institut Bergonié, Violaine Lochu a d’abord mené une trentaine d’entretiens avec des personnes rencontrées à l’hôpital échangeant autour des différents types de discours et de gestes sur les corps des malades. Violaine Lochu a ensuite proposé de poursuivre des conversations avec des patients et des patientes dans le cadre de séances collectives. Par petit groupe, Violaine Lochu et des patientes volontaires pour contribuer au processus artistique ont partagé un temps de pratique corporelle autour de la respiration et de la voix et des discussions convoquant leurs expériences respectives de la maladie.
Vendredi 23 juin, Violaine Lochu présentera une performance vocale originale créée suite à ces rencontres. Travaillant à partir des récits partagés avec ces patientes à l’Institut Bergonié, elle tentera d’incarner ces récits intimes et singuliers de manière polyphonique afin d’articuler l’expérience personnelle à une dimension collective et politique.